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Étienne Séguier

Corps, âme et esprit selon Michel Fromaget

14 Mai 2013, 14:23pm

Publié par Etienne Séguier

Voici une interview de l'anthropologue Michel Fromaget que j'ai effectuée pour La vie. Il aborde un thème essentiel à mes yeux : la façon dont l'être humain se perçoit. Est ce simplement comme corps et âme ou bien comme corps âmes et esprit. La question peut paraître théorique, vous pourriez bien changer d'avis en lisant cette interview. Cette rencontre éclaire en tout cas la rencontre entre foi et développement personnel dont rend compte ce blogue. Elle permet aussi de percevoir autrement ce que l'on appelle la crise du milieu de vie que j'accompagne dans le cadre de mon activité de coach.

Anthropologue réputé, Michel Fromaget a commencé sa carrière universitaire comme économiste. Puis il s’est intéressé aux comportements rituels symboliques, en étudiant l’ethnologie et l’anthropologie. Il a notamment travaillé avec Louis Vincent Thomas sur l’imaginaire de la mort, sujet auquel il a consacré deux thèses. Après avoir passé deux ans en Afrique pour enseigner à l’université de Libreville et étudier les rituels thérapeutiques et funéraires, il a dû revenir en France. En avril 1985, la rencontre providentielle avec une personne bien avancée sur les voies de la spiritualité chrétienne change brusquement sa vie. Un travail de transformation et d’intériorisation des connaissances s’enclenche alors qui le conduit à accorder une valeur extrême à la conception de l’homme, comme corps, âme et esprit, qu'il nous présente dans ce numéro. Son travail se situe clairement dans une optique universitaire, même s’il aborde la tradition chrétienne dans une perspective bien plus existentielle qu’intellectuelle. À l’occasion de la célébration de la Pentecôte, il montre ce que cela change de se penser comme corps, âme, mais aussi esprit.

Alors que les chrétiens s’apprêtent à fêter la Pentecôte, vous expliquez que l’homme contemporain ne s’imagine plus capable de le recevoir l’Esprit saint. Pourquoi ?

MICHEL FROMAGET. Nous avons tendance à ne connaître de l’homme que son corps et son âme, tout en niant la réalité de sa troisième dimension, celle que l’usage le plus ancien nomme esprit. Étant incapable d'imaginer correctement notre esprit, nous le sommes plus encore de nous représenter « l’Esprit divin », l’Esprit avec un grand « E ». Car c’est notre esprit qui permet d’être en communion avec Celui que l'on appelle aussi l’Esprit saint.

Comment définissez-vous ces deux dimensions corps et âme par lesquelles l’homme contemporain semble uniquement se définir ?

M.F. Le mot « corps » désigne la part physique, matérielle, sensible de l’être. L’âme dont nous parlons est l’anima des Latins, la psyché des Grecs, la composante psychique de l’être, cette part qu’étudie la « psychologie ». Elle est constituée de l’intelligence, la pensée, la volonté, la mémoire, l’imagination, les sentiments, le conscient, l’inconscient.

Pourquoi sommes-nous amenés à nous penser seulement en terme binaires ?

M.F. Cette représentation est vérifiable, nous pouvons tous vérifier que nous avons un corps et une âme. Ce qui ne signifie pas que cette représentation soit juste. Ainsi, le fait que le soleil se lève chaque matin et se couche chaque soir ne démontre pas que la représentation du cosmos de Ptolémée soit vraie, mais seulement qu’elle est cohérente. Que nous la croyions vraie ou fausse, cette représentation n’influence pas le cosmos. Ce qui n’est pas le cas de nos représentations de l’être humain qui façonnent notre façon d’être. Car nous devenons ce que nous pensons.

En quoi est-ce gênant de se représenter seulement corps et âme ?

M.F. Le christianisme ancien, de même que toutes les traditions spirituelles authentiques, considère qu’il n’y a d’homme véritable qu’accompli, c’est-à-dire fait en totalité. L’homme qui ne se vit que corps et âme, physique et mental demeure inachevé. Car il ne met pas en oeuvre sa troisième dimension. Ce n'est pas gênant sur le plan naturel, ni sur le plan des apparences. Mais dans l’ordre spirituel, celui de l’éternité et de Dieu, le choix d’enfermer sa vie dans le cercle de préoccupations seulement matérielles et psychiques est un drame sans mesure.

Comme celui que vit une chenille qui refuse de devenir papillon ?

M.F. En effet, ce choix est semblable à celui d’une chenille qui préférant continuer à se gaver de verdure, refuserait catégoriquement de devenir papillon. Dans une perspective seulement terrestre, cette chenille pourra atteindre le bonheur digestif le plus épanoui et inspirer à ses semblables une considération sans pareille. Mais, sur le plan de l’être dont elle porte en elle la possibilité et la promesse, quel gâchis immense !

Vous expliquez que l’homme contemporain se pense comme corps et âme, et en même temps que chaque personne a déjà ressenti la dimension de l’esprit. A quelle occasion ?

M.F. Quiconque a un jour aimé d’amour pur, ou bien s’est laissé envahir par l’émerveillement induit par la beauté du monde, celui-là a déjà eu une première et capitale expérience de l’esprit. Se faisant, il a déjà eu l’intuition de l’être accompli qu’il est appelé à devenir et qu’il sera un jour, s’il le désire. Car l’amour et la beauté sont en nous les manifestations de notre esprit (avec un e) qui est ouverture, participation et communion avec l’Esprit (avec un E). C’est une vérité que savent de grandes et anciennes traditions spirituelles comme le platonisme, le néoplatonisme et le christianisme et qui a été mise en valeur par de grands philosophes chrétiens comme Vladimir Soloviev, Louis Lavelle, Nicolas Berdiaev ou Maurice Zundel.

Comment définir cette dimension de l'esprit ?

M.F. Les grands spirituels d’Orient et d’Occident se retrouvent pour dire qu’il est impossible de définir l’esprit. Mais s’il ne peut être épinglé par des mots, il est tout de même possible de l’imaginer si imparfaitement que cela soit notamment à travers des symboles ou des paraboles comme, par exemple, celles des noces de Cana. Vous connaissez la formule sacramentelle de la messe : « Comme cette eau se mêle au vin pour le sacrement de l’Alliance, puissions-nous être unis à la divinité de celui qui a pris notre humanité ». Le vin figure la divinité, l’eau l’humanité. La symbolique des noces de Cana est la même, à ceci près qu’elle est encore plus précise. En effet les phases corporelle et psychique de l’humanité y sont distinguées : les jarres, solides, figurent le corps notamment dans son opacité et sa pesanteur. L’eau est là un excellent symbole de l’âme. À Cana, le vin est le symbole de l’esprit. La transformation de l’eau en vin, par suite celle des jarres remplies d’eau en jarres pleines de vin symbolise la transfiguration, la spiritualisation, la déification de l’être humain.

Quel rôle joue le Christ ?

M.F. Cette transformation est la naissance de l’homme à l’esprit, de l’homme à son être en plénitude qui est fait de corps, d’âme et d’esprit. La scène de ces noces enseigne que cette transformation se fait par le Christ : c’est lui qui transforme l’eau en vin. Le miracle des noces de Cana est le premier miracle de Jésus dans l’évangile de Jean (2,1-11). Il peint la nouvelle naissance. Toujours dans l’évangile de Jean (3, 1-21), le premier enseignement prononcé par Jésus, celui qu’il donne de nuit à Nicodème, est aussi consacré à présenter cette seconde naissance. Dans le même évangile, le dernier enseignement donné par Jésus à l’humanité,- il est alors en croix -, concerne encore cette bienheureuse naissance (Jn 19,26)

Cette conception de l'homme en trois dimensions crée-t-elle de nouvelles facultés perceptives ?

M.F. Non, les sens spirituels décrits par les mystiques ne sont pas de nouvelles facultés perceptives. Ceci de la même manière que le monde psychique n’est pas en vérité un « autre monde » que le monde physique, et que le monde spirituel n’est pas non plus un « autre monde » que les deux précédents. Il s’agit en fait du même monde, mais perçu différemment. Non pas avec des sens différents, mais avec les mêmes sens fonctionnant différemment.

Peut-on faire un lien entre cette ouverture à l’esprit et ce que l’on appelle la crise du milieu de vie ?

M.F. Cette crise est le fait de ceux qui comme tout le monde ont eu une première expérience de l’esprit, rencontré sous le jour de l’émerveillement, de la beauté ou de l’amour. Mais ils ne lui ont pas fait suffisamment confiance pour en faire le centre profond de leur vie. Et ils ont préféré consacrer cette dernière au soin de leur corps et à l’embellissement de leur psyché. En soi, le fait même de passer par cette crise existentielle est d’excellent augure. Car il témoigne de la prise de conscience d’un vide, d’un manque, d’un appel à être en plénitude. Cette crise est l’expression de l’esprit qui, dans les profondeurs de notre être, s’agite et crie pour que nous l’écoutions et pour qu’enfin nous vivions pleinement, ne serait-ce que juste avant de mourir. Alors de deux choses l’une: ou l’homme en crise écoute l’appel du papillon et il sort de sa crise par le haut, ou il ignore cet appel, il préfère continuer à engraisser la chenille qu’il est, et qui va bientôt retourner d’où elle vient, et il sort de cette crise par le bas.

Peut-on faire quelque chose de particulier pour favoriser cette ouverture ?

M.F. « Il n’y a rien à faire, mais à être ». Ce que sainte Thérèse soulignait en disant qu’elle ne peut se « provoquer ni faiblement, ni un instant». Cependant, nous pouvons invoquer l’Esprit saint et nous pouvons nous disposer à sa venue. Pour se rendre ainsi disponible, toutes les grandes traditions et tous les vrais spirituels conseillent la prière et l’écoute silencieuse, c’est-à-dire le silence intérieur.

Finalement, qu’est ce que cela change de s’ouvrir à la dimension de l’esprit ?

M.F. Avant sa première expérience spirituelle, l’homme est semblable à un poisson rouge ignorant qu’il est prisonnier de son aquarium parce qu’il n’en est jamais sorti. Après en être sorti, ne serait-ce que le temps d’un éclair, il connaît sa condition et comprend qu’elle est éminemment tragique. Alors, le choix lui appartient. Soit il préfère oublier ce qu’il a vu et rester prisonnier. Soit il assume ce qu’il voit et il en tient compte dans sa vie quotidienne. C’est ce choix qui peu à peu donne place à une vie infiniment plus féconde et plus belle. Non plus obligatoire, mais libre. Une vie, non plus partielle, mais entière. Non plus relative, mais absolue. Non plus mortelle, mais immortelle. Cette vie supérieure n’est bien sûr autre que la Vie éternelle de l’Écriture, cette vie dont saint Augustin disait, si justement, qu’elle est « la Vie de notre vie ».

Interview Étienne Séguier

Michel Fromaget

Né le 10 mars 1947 à Bordeaux

Etudes supérieures à l’Université de Caen et à l’Université René Descartes (Paris V)

1977 Doctorat de Psychologie (option Psychologie sociale), Université de Caen

1981 Doctorat d’Etat ès Lettres et Sciences Humaines, Paris V, Sorbonne

De 1981 à 1983 Chef du Département de Psychologie de l’Université Omar Bongo de Libreville

Depuis 1985 Maître de Conférences à l’Université de Caen

Quatre livres pour aller plus loin (Dernière colonne)

La drachme perdue. L’anthropologie « Corps, Ame, Esprit » expliquée, Editions Grégoriennes, 2010, 223 p. Certainement le livre par lequel commencer si l'on veut comprendre l'œuvre de Michel Fromaget et cette question de l'anthropologie ternaire. L'auteur apporte un éclairage sur la façon dont les pères de l'Eglise et notamment saint Irénée de Lyon ont présenté l'homme en trois dimensions. Il effectue aussi le lien entre cette approche et celle des grandes traditions spirituelles.

Mort et émerveillement dans la pensée de Maurice Zundel, Paris, Lethielleux, 2011, 158 p. « Qui ne s’émerveille pas ne naît pas à la vie et qui ne naît pas à la vie se destine à la mort ». Michel Fromaget développe dans cet ouvrage la démarche du théologien mystique Maurice Zundel. Vous trouverez dans cet ouvrage une véritable exégèse de l'émerveillement, une belle invitation à (re) découvrir la pensée et les intuitions de Maurice Zundel.

Naître et mourir. Anthropologie spirituelle et accompagnement des mourants, Paris, F.X. de Guibert, 2006, 250 p Ce livre présente l'anthropologie ternaire notamment sous l'angle de la seconde naissance et de la seconde mort, la mort spirituelle. Il reprend des interventions de Michel Fromaget auprès d’étudiants préparant un Diplôme Universitaire de soins palliatifs.

Le site de Michel Fromaget : http://michelfromaget.free.fr/ Vous y trouverez notamment son livre « Corps-âme-esprit, ou La lampe de l'homme rebelle » paru en 1991 mais épuisé depuis. Il est téléchargeable en accès gratuit. Un livre dense, mais moins accessible que La drachme perdue.

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